La Sombra

de Steven Cottingham
traduit d’anglais en français par Zac Egs
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Après vingt-neuf ans de mariage, Beto abhorrait regarder les mains de sa femme. Ces dernières le dégoûtaient, toutes vieilles, calleuses et viriles. Il pouvait se souvenir d’une période avant les bébés, avant le sang, avant la laideur – une période durant laquelle Isela était la plus belle femme qu’il avait jamais vu. C’est bien quand ses yeux dansent leur sombre danse, l’invitant en vue d’une cumbia … et seulement par un clin d’œil que la promesse d’une longue nuit s’annonce. Et c’est à cette occasion qu’il l’aimerait passionnément – comme un homme se doit de faire – et de murmurer alors « Te amo, mi querida, » et elle tomberait de sommeil dans ses bras. Avant, il aimait à tenir ses mains ; maintenant il ne peut plus les voir. Beto tâtonnait dans la cuisine jusqu’à trouver l’interrupteur. Ce dernier l’avait toujours irrité. L’interrupteur était derrière le réfrigérateur et bien qu’ils aient vécu dans cette maison pendant presque vingt ans, l’interrupteur cherchait toujours à l’éviter en quelque sorte. Beto s’assit à la petite table de la cuisine et saisit une pomme. Il jeta un coup d’œil à la pendule et se rendit compte qu’il était plus tôt qu’il ne pensait. Habituellement, il se levait aux alentours de cinq heures trente ou six heures du matin, mais là, la pendule indiquait trois heures dix. Il faisait sans cesse tourner la pomme dans sa main. Beto saisit un couteau et d’une manière un peu absente, mais énergique, comme un artiste peignant sur un canevas, éplucha la pomme jusqu’à ce qu’une longue pelure reste sur la table. Beto stabilisa la pomme et retira la peau de celle-ci. Il la redressa entre ses doigts et se souvint.

 

C’était au début du mois d’Août et trop chaud même pour Monrovia. L’odeur d’agrume provenant des citronniers et des orangers du dehors ondoyait dans l’air à travers la porte arrière comme une jeune mère chantant une berceuse. Beto pouvait entendre les enfants préparer la piñata pour le troisième anniversaire de Carlito. Son petit Carlito ; qui lui ressemblait beaucoup, mais beau comme sa mère. Beto se dirigea vers la fenêtre et vit son fils se rouler dans le gazon avec son cadeau d’anniversaire ; un nouveau chiot. Isela avait lutté afin de l’obtenir, mais Beto refusait de le donner. « Espèce d’imbécile entêté, » crissa Isela, mais il ne fit que sourire. « Juste quelque chose d’autre dont je peux m’occuper. J’ai eu six enfants avant celui-ci et c’est celui que vous voulez élever. » Beto agrippa Isela autour de la taille et la poussa vers la cuisine. Quand, au bout d’un moment, il finit par la déposer, parmi tous ses cris, il commença à embrasser son cou. Avec ruse, Isela laissa tomber sa tête vers le côté. « Alors je suis entêté ? » Grogna Beto entre ces embrassades. « Entêté et dur comme une pierre, » murmura Isela, alors qu’elle glissa sa main entre ses jambes. Beto couvrit sa douce main avec la sienne pour la guider où il le voulait. « Pas cette fois-ci, bébé. C’est mon tour, » dit Isela, se détachant de Beto et le menant vers la chambre à coucher.

 

« Okay, » dit Beto en haussant les épaules. Il attendit les paumes vers le haut comme pour poser une question. Et avant qu’Isela ne puisse dire quoi que ce soit, Beto continua, « mais Carlitos garde le chien. » Beto vit Carlitos au dehors. Il portait son costume bleu – celui avec le short et le nœud-papillon. On pouvait voir des bribes de gazon dans ses cheveux et des taches vert foncé couvrait ses genoux et ses coudes. Tous les cousins étaient complètement fatigués ; le petit Raymundo et Triana. Les cousins plus âgés l’étaient aussi, comme Mauricio et Chango. Roberto, le fils ainé de Beto, essayait de tendre la corde de la piñata sur le toit, de telle façon à ce qu’il puisse faire bouger le clown et l’écarter des enfants et les amuser avec le frisson de faire tomber des bonbons ? Beto regardait dehors et vit Isela prendre Carlitos et le nettoyer. Elle le réprimanda pour les taches sur ses genoux, mais Carlitos ne fit que rire et courut. Beto regarda ses deux fils Roberto et Mikey, âgés respectivement de dix-sept et quinze ans, et se sentit tout fier de lui. La fierté qu’il ressentait pour ses enfants à ce moment le remplit tant qu’il crut éclater. « Prêt, Carlitos ? Vite ! » cria son frère ainé Mikey. Carlitos fit basculer la lourde batte de baseball en bois vers le clown, mais le poids de la batte fit perdre l’équilibre à ce garçonnet de trois ans. Beto vit comment le petit garçon, très déterminé dans son action, tentait de reprendre son équilibre. Une petite brise passa à travers les cheveux de Carlitos et les écarta de son visage. Beto pouvait voir une sorte de résolution dans le regard de son fils, et il le pensait tout comme moi. « J’aime les bonbons » ! » cria Carlitos alors qu’il faisait violemment balancer la batte et heurta le pied jaune du clown. « Allez, il est temps d’essayer, Carlitos, » lui dit Mikey. “No! Es mio! Mio, mio, mio!”

 

Beto vit une sorte de colère venir, alors il fouetta son plus jeune fils dans l’air jusqu’à ce que l’enfant

rit et alors Beto dit « Vamanos, mijo. Viens t’asseoir avec moi. Ce sera ton tout bientôt. »
Carlitos fronça les sourcils en direction de son père, mais même à trois, il fit mieux que de discuter. Ils regardaient les plus jeunes enfants balancer la batte vers le clown et rater et rater et encore rater. Les enfants plus âgés devenaient agités, alors Willie, venu du bas de la rue, tira le bandana bleu de sa poche et le noua autour de ses yeux.

 

« C’est mon tour ! S’écria-t-il. »

Robert rit depuis son siège sur le haut du toit. « Essaye, penejo! Tu n’arriveras pas à le toucher tant que je suis en haut ! »

Willie prit ses positions devant la piñata. Il ressemblait à un de ces joueurs de baseball professionnel – son derrière en l’air, la batte derrière son oreille droite. « Amène-le, mon gars. Je suis prêt ! »

Isela et sa sœur Rosa se dirigèrent vers Willie. Isela dit “Un momento tonto.” Rosa commença à le faire tourner en rond jusqu’à ce que Willie n’ait plus conscience d’où il se tenait sur le gazon vert.

Carlitos entra, étant comme fasciné et cria « Je le fais. »

 

Beto riait et tenait Carlitos contre lui. « Dans une minute, mijo. Ce sera de nouveau ton tour. »

Willie prit sa position et manqua son coup. Il s’écrasa sur le sol. Des rires se firent entendre autour de lui quand Willie se releva et frappa la batte sur le sol.

« Mon tour ! Mon tour ! C’est mon tour! » dit Carlitos.

 

En quelque sorte, dans l’espace éternel d’un instant, Carlitos parvint à se tortiller en toute liberté, juste quand Willie balança la batte. Beto entendit ce qui ressemblait au claquement sourd du bois contre la peau d’un bébé.

« Je l’ai eu ! » s’exclama Willie.
“Mijo!” crièrent Beto et Isela en unisson.

Carlitos était étendu sur le sol, son œil droit déjà gonflé et un peu fermé, et une fine larme ensanglantée coulait sur sa tempe.

 

Isela le souleva et le secoua en avant et en arrière, tenant son garçonnet comme on tient un nouveau-né. « Mon bébé, Mon bébé, » gémit-t-elle.

Beto pouvait voir ses mains blessées dans les cheveux de Carlitos. De fines lames de gazon jouaient à cache-cache dans ses mèches bouclés. Elle le tenait proche d’elle et gémissait comme si la batte de baseball avait touché ses propres entrailles. Le clown se balançait un peu depuis sa corde, un sourire violet et plutôt veineux était collé sur sa figure.  Les banderoles turquoise, jaunes et vertes s’agitaient dans la brise. Beto ne pouvait pas s’empêcher de regarder les mains de sa femme.

Beto regarda vers le bas en direction de la peau abîmée de pomme. Il la posa sur la table et mit ses paumes sur ses yeux. Il les essuya, dans l’espoir d’effacer certains souvenirs. Il entendit un gémissement et regarda vers le bas encore une fois. Il vit Sombra grommeler sur le plancher de la cuisine à côté de là où Beto était assis. Beto frotta derrière les oreilles du chien et sentit le vieux chien fouiner dans sa main. Sombra pleura un petit peu, comme si elle se rappelait également.
“Que tienes, perro?”

Isela entra ensuite dans la cuisine, Beto pouvait voir qu’elle était inquiète. La ligne sur son front révélait son for intérieur.
« Qu’est-ce qu’il y a, Roberto? Pourquoi es-tu ici ? Qu’est-ce qui ne va pas avec Sombra? »
« J’avais juste faim, » mentit Beto. « Je crois qu’il veut sortir. »
Isela lançait des regards suspicieux à son mari et ouvrit la porte arrière. Sombra s’assit à cet endroit et pleura un peu plus fort.  Beto regarda de nouveau sa femme et la vit basculer sur le gazon, en avant et en arrière, le sang commençait à couvrir ses mains…

La Sombra

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